Une entreprise franco-tunisienne : le catalogue des sculptures romaines du musée du Bardo

Depuis 2014, une équipe franco-tunisienne placée sous la responsabilité de François Baratte, Nathalie de Chaisemartin et Fathi Bejaoui s’attache à l’étude des sculptures romaines du musée du Bardo, à Tunis, en vue de la publication d’un catalogue raisonné. C’est près de 800 pièces, de toutes tailles, souvent inédites, qui ont été examinées à l’occasion d’une quinzaine de missions. La dernière, en juin 2019, avait pour objectif d’achever la mise au point d’un premier volume, qui sera consacré aux portraits (175 œuvres), en complétant notamment l’album photographique.

Mais cette étude comporte un volet particulier et original, consacré à la polychromie des sculptures. Confiée plus particulièrement à Elisabetta Neri, membre associé au Centre et Noémie Kopczynski, doctorante à Sorbonne Université, elle a permis de mettre en évidence des traces d’un grand intérêt de couleurs sur plusieurs de ces œuvres, qui apportent un éclairage inédit sur l’utilisation de la polychromie de la statuaire romaine. La mission qui vient de s’achever a apporté de nouveaux éléments, dont Elisabetta Neri rend compte ci-dessous.
(Francois Baratte)

Les couleurs des statues romaines du Bardo : une découverte inédite.

    • Longtemps méconnue, parfois délibérément parce que sa présence choquait les idées reçues depuis Winckelmann sur la sculpture antique, la polychromie de la statuaire grecque fait désormais l’objet d’importants programmes de recherche qui mettent en évidence son omniprésence. La sculpture romaine, en revanche, reste quelque peu en retrait, dans la mesure sans doute où la part de la polychromie y est beaucoup plus complexe à saisir : elle peut occuper jouer un rôle important, ou au contraire laisser toute la place au marbre et à sa surface. Ce sont plutôt jusqu’à présent des travaux ponctuels, en Italie (musées du Vatican), au Danemark (Ny Carlsberg Glyptotek) ou en Angleterre (The British Museum) qui ont porté sur l’époque impériale. La réalisation du catalogue raisonné des sculptures romaines du musée du Bardo (Tunis) est l’occasion de s’intéresser de manière approfondie, sur un fonds important, à cette thématique de recherche.

 

    • Le corpus du musée du Bardo est particulièrement riche et significatif à ce propos pour des raisons multiples. En premier l’état de conservation des traces des couleurs : la plupart des sculptures n’ont pas été restaurées ; ainsi des restes des peintures sont bien visibles à l’œil nu (fig. 1).

 

Rarement dans les autres collections connues la couleur est si bien préservée. En deuxième lieu, beaucoup de statues sont issues de fouilles archéologiques, surtout du début du XXe s. et ont un contexte connu. La plupart proviennent de Carthage, en particulier de l’ensemble du théâtre et de l’odéon, mais aussi des plus grandes villes de l’Afrique Proconsulaire. Cela offre une belle occasion de reconstruire le rôle des couleurs dans le paysage statuaire des principales villes d’une importante province de l’empire. Enfin la variété du corpus : statues idéales, portraits, sarcophages, stèles funéraires, réalisées par des ateliers locaux, ou bien importées d’ateliers des grands centres de l’empire, constituent la collection. Cette diversité des provenances des sculptures rend le fonds représentatif non seulement de l’Afrique proconsulaire, mais plus en général de la sculpture romaine impériale.

Le projet s’attache donc précisément à ces sculptures de l’époque romaine et à leur polychromie, pour mettre en évidence les caractères techniques de cette dernière, en définir l’originalité par rapport aux sculptures grecques, les différences avec celles-ci par rapport aux conceptions esthétiques et la valeur sociale et culturelle, voire politique de l’utilisation des couleurs dans la sculpture romaine.

Dans le contexte de la rédaction du catalogue raisonné des statues du Musée du Bardo, l’analyse et l’étude des traces des couleurs est menée sous la direction de moi-même (Elisabetta Neri -chercheuse associée à l’UMR Orient & Méditerranée), en collaboration avec Noémi Kopczynski (doctorante de Sorbonne Université), et Nesrine Nasr (archéologue, attachée de recherches à l’INP de Tunis).

Le protocole d’analyse mis au point expressément pour ce projet est structuré en plusieurs étapes. En premier lieu, pour cartographier les traces des couleurs, on observe la statue sous différentes condition de lumière (ultra-violet -UV- et visible imaging -VIL) et on les document par la photographie. Ensuite un examen avec video-microscope Dino-lite en lumière blanche et UV est réalisé pour observer la nature des couches de peinture, la stratigraphie et l’aspect des pigments et des terres (fig. 2).

Dans le cadre de deux missions précédentes (février 2015 et février 2016), il a aussi été possible déterminer la nature des colorants à travers une analyse XRF effectuée in situ, grâce à la collaboration du LAMS-Laboratoire d’archéologie moléculaire et structurale (Sorbonne Université, faculté des Sciences et Ingénierie) (fig. 3).

Un texte, associée à la fiche de la sculpture, est enfin rédigé pour décrire la nature des traces de couleur observées et restituer l’aspect de la statue.
Dans le cadre de la mission qui vient de se dérouler en juin 2019, il a été possible de poursuivre la documentation des portraits polychromes. 18 portraits impériaux avec traces de couleur ont été analysés. Ils datent des Ier et IIe s. et proviennent en majorité de l’odéon de Carthage, ainsi que du temple d’Apollon et du théâtre de Bulla Regia.
En synthèse, les résultats préliminaires de nos observations permettent de constater sur un certain nombre des statues la présence des couleurs, jouant essentiellement sur les tonalités du jaune. Cette finition chromatique était très probablement destinée à imiter la dorure et à simuler des statues métalliques. Deux statues d’un empereur et d’une impératrice ont aussi révélé des traces évidentes de dorure à la feuille, non visible à l’œil nu, mais bien observée au microscope sur la barbe du premier et la tête de la deuxième (fig. 4).

Puisque la dorure est un attribut divin, on peut supposer qu’il s’agisse des représentation divinisées des empereurs, ce qui alimente la recherche sur la diffusion du culte impériale en Afrique déjà au cours du Ier s.
Dans d’autres cas, les couleurs semblent vouloir imiter la réalité, en poursuivant la tradition illusionniste hellénistique. Le marbre est ainsi enrichi des décors et des détails du visage ou du drapé (fig. 1).

La tridimensionnalité et la volumétrie des statues est aussi accentuée à travers des effets d’ombre.
Enfin, la stratigraphie complexe observée sur certaines statues permet d’étudier les restaurations de la couleur ou leur entretien. Des variations de couleurs selon les époques sont particulièrement observables sur les togati, comme cela a déjà noté dans la collection des Musées du Vatican.
Le travail en cours permet donc non seulement d’ajouter des nouveaux exemples de statues polychromes conservés de façon spectaculaire, mais aussi et surtout de déchiffrer le sens de l’utilisation de la couleur, qui « anime les statues »
(Lucien).

Elisabetta Neri (Membre associé UMR 8167 Équipe Antiquité classique et tardive)